Tranquille, je marche dans ce qui ressemble à une grande plaine où les fleurs et les papillons revendiquent leur pouvoir. La senteur des marguerites et des coquelicots et si forte qu'elle me picote le nez et me tire un sourire niais. J'entends des claquements de mâchoires discrets et répétés. Je tourne la tête et aperçois Shou s'amusant à poursuivre les insectes volants aux mille couleurs, un air si heureux sur le visage que j'éclate de rire, savourant l'air frais décoiffant mes cheveux. C'était un merveilleux rêve. Enfin, je le croyais.

Alors que je me suis allongée par terre, mon dragon sur mon ventre, je sens le sol trembler sous mes doigts. Shou relève la tête, alerté, alors que je me redresse, jetant des regards inquiets tout autour de moi. Les secousses deviennent maintenant un véritable tremblement de terre et je sens la terre se craqueler en milles et un morceaux. Mes cris se perdent dans le bruit retentissant de la prairie qui s'ouvre en deux. Nous tombons. Je sens Shou m'échapper même si je le sers de toutes mes forces dans mes bras. La chute est rude. Je sens tous mes os se briser lorsque j'atterris sur les genoux. Ma colonne vertébrale tremble, résonne jusque dans ma nuque. Shou a disparu. Je cris, je l'appelle, malgré la douleur. Aucune réponse. Puis, ma frayeur atteint son summum lorsque j'aperçois deux grands yeux verts fixés juste devant moi. Je les reconnais aussitôt. Tír na nÓg ou son double ayant le double de sa taille et de son poids a le regard vide et froid. Alors qu'il ouvre la bouche pour m'engloutir, le noir m'envahit.

"Shou dépêche toi, on va être en retard !"

Les yeux encore ensommeillés du petit dragon se posèrent sur la jeune coréenne. Anormalement pressée, presque affolée, elle avait pris sa douche en quelques secondes, enfilé les premiers vêtements qui lui tombèrent sous la main et pressait maintenant son dragon. C'était plus qu'inhabituelle. Elle s'était réveillée à sept heures en plein week end alors que durant les cours, elle se levait au dernier moment, attendant la dernière seconde pour se préparer. Le dragon d'argent qui avait donc hérité de cette caractéristique restait là, hagard, en plein milieu de lit à la regarder s'activer, saisissant un sac qu'elle garnissait avec fruits, gâteaux et tout autres gourmandises aussi appétissantes les unes que les autres. A croire qu'elle avait une vraie réserve dans son armoire, ce qui était probablement le cas et qu'elle était prête à nourrir un régiment d'affamés.

"Shou, si tu viens pas avec moi, t'auras rien de tout ça. Ce sera du pain sec et de l'eau."

Evidemment qu'elle n'était pas sérieuse. Comme si elle était capable de l'abandonner seul, sans nourriture digne de ce nom, alors qu'elle se goinfrerait de toutes ces bonnes choses. ... ? Un dernier regard éloquent de la jeune femme le fit sortir du lit en trombe et, d'un bond, il vint se poster sur son épaule alors qu'elle franchissait la porte de sa chambre.

Comment allait-elle ? Une chose était certaine : elle n'était plus en danger de mort. Mais elle l'avait été, ce qui avait le don d'affoler Jun Roo. Elle n'avait saisi que quelques brides des rumeurs, la veille, alors qu'elle jouait tranquillement avec son dragon; apparemment elle serait tombée du dos de Tír na nÓg qui lui, serait posté disparu. Si le directeur de l'Etablissement n'avait pas été là, elle y aurait certainement laissé la vie. C'était si soudain ! Aucun signe avant-coureur. Bien sûr, elle savait que la relation qu'elle entretenait avec son dragon était explosive, mais de là à ce que le géant vert s'enfuit en laissant sa dragonnière pour morte ? Non. Ca ne lui ressemblait décidément pas. Il y avait forcement quelque chose d'autre. Et ce quelque chose d'autre était sans doute en rapport avec le fait que Shou ne voulait plus quitter la chambre depuis un moment. Jun Roo accéléra le pas. Elle détestait cette situation.

Arrivée à l'infirmerie, elle expliqua rapidement le motif de sa visite et, dans un dérapage contrôlé, atteignit la chambre. Si le teint de Shou avait sans doute du passé au vert, Jun Roo, elle, perdit la moindre de ses rougeurs.

Là, devant eux, couvertes de bandages et de perfusions, Suzuki Hime la regardait avec surprise, son joli visage caché par un grand pansement sur sa joue droite. Elle lui semblait encore plus menu qu'elle l'était déjà et, l'absence de son dragon la rendait étrangement... inofensive. Seule. Triste.

Une petite poupée de porcelaine.

"Hime !"

"Qu'est ce que tu fais là ? "
... Jun Roo eut un temps d'arrêt. C'était une excellente question. Qu'est ce qu'elle faisait là, à rendre visite à la japonaise qui avait visiblement refusé la moindre demande de visite de ses amis ? La petite table aux côtés de la jeune femme n'était ornée d'aucunes fleurs. Les habituels ballons roses ou bleus affichant les belles phrases telles que :"Rétablis toi vite !" ou encore : "On t'aime", étaient également absentes. La petite chambre était vide, froide. Elle manquait cruellement de chaleur humaine et la réponse de Jun Roo fut immédiate.

"Pourquoi je suis là ? Unnie, j'te signale que ça fait au moins trois jours que t'es toutes seule. Aucune discussion, aucun loisir. Alors qui on appelle dans ces cas-là ? Exactement, c'est Jun Roo. Je ne veux aucun refus; je suis décidée à te parler jusqu'à ce que tu ailles mieux."

Non, elle n'était absolument pas envahissante. Elle ne connaissait pas cet adjectif, ne l'avait jamais employé, ne connaissait même pas sa définition. En réalité, depuis qu'elle était enfant, elle avait ce besoin incontrôlable de s'occuper des gens lorsqu'ils ont la moindre égratinure. A l'instar de sa mère, elle s'occupait des hommes de la famille au moindre éternuement, au moindre signe du plus petit rhume. Tout le temps inquiète, elle vous poursuivrait en courant pour vous faire avaler vos pilules et vous clouer dans un lit, et encore, si vous refusiez en vous énervant, elle serait capable de vous porter sur son dos après vous avoir assommer, quitte à aggraver votre état. Excessive ? Si peu. Dans tous les cas, la coréenne était décidée à rester et à s'occuper de la sixième année quitte à l'agacer. Elle permettrait à la blondinette de renouer contact, de reprendre une discussion. De vivre à nouveau. Plus encore que son rétablissement physique, c'était crucial. S'installant sur une petite chaise à côté du lit de la patiente, elle sentit Shou sauter sur ses genoux alors qu'elle ouvrait son sac. Le petit dragon, avant de se ruer sur la nourriture, vint saluer la japonaise d'un clignement d'oeil et d'une légère inclinaison respectueuse. En riant, Jun Roo donna une sucrerie au petit goinfre avant d'étaler son butin sur la petite table d'hôpital. D'une voix enjouée, elle demanda :

"Qu'est ce qui te plairait ? Fruits, chocolats, gâteaux... Ils te donnent assez à manger, hein, tu manges à ta faim?...hum, oublie ce que j'ai dit."

Elles étaient à Astahi, pas à un hôpital miteux d'un des villages asmophériques de Séoul. Bien sûr qu'elle mangeait à sa faim, c'était peut-être même un peu ridicule de lui proposer autant de nourriture comme si la blondinette rentrait d'un périple harassant dans le désert du Sahara. Un regard vers Shou lui affirma que oui, comme d'habitude, elle avait exagéré, mais elle ignora le regard d'exaspération gentille de son dragon. Au moins, il y en aurait un qui se régalerait. En souriant, elle continua :

"Il paraît que tu vas mieux, comment tu te sens ? Tu es réveillée depuis combien de temps ?"

De son côté, la dragon d'argent regardait silencieusement la scène, tout en terminant son biscuit. Comme à son habitude, aucun mot ne sortait de sa bouche, autant en langage draconnique qu'en langage humain. Aujourd'hui, en présence de la japonaise, il se sentait anormalement bien. La raison de cette bonne humeur ? L'absence d'un certain géant aux écailles vertes et aux répliques sarcastiques l'empêchait de snober la japonaise ce qui inquiétait d'ailleurs la jeune femme. Où était Tir Na Nog ?

Spoiler:

« Je suis réveillée depuis quelques jours. »

La froideur dans la voie de la japonaise fit presque frissonner la coréenne. L'ambiance était plus que glaciale. A quoi s'était-elle attendue ? A un comité d'accueil et une grande étreinte de la part d'une fille qui venait de perdre son dragon et qui refusait chaque visite qu'elle recevait ? Elle n'aurait peut-être pas dû venir. S'inviter ainsi, sans laisser le temps à l'infirmière d'en placer une, imposer sa présence alors que personne ne l'avait demandé. Elle avait agi sans réfléchir aux conséquences, impulsivité idiote qui la menait par le bout du nez. Si elle s'était écoutée, elle serait venu le soir même. Il fallut qu'elle décrypte les grands yeux de Shou, ouverts à sortir de leurs orbites pour comprendre qu'elle ne ferait que fatiguer la japonaise. Et finalement, elle finissait par faire la même chose. Hime n'avait envie de voir personne et encore moins une Gong-Gi de première année avec qui elle n'entretient aucun lien particulier.
Pourtant... Elle n'avait aucune envie de partir. Maintenant qu'elle était là, assise à côté d'une personne qu'elle connaissait et qui était au plus mal, elle ne s'imaginait même pas quitter la pièce en s'excusant. En regardant Hime, elle ne voyait qu'une personne qui souffrait, pas une Toji qui avait besoin de solitude. Et si elle partait, qu'est ce qui arriverait ? Combien de temps resterait-elle dans cet état là, frigide, seule et triste ? A moins que le déclic ne vienne seul, cela risquait de prendre un sacré bout de temps. Sauf qu'elle n'avait pas de temps à perdre ; si elle voulait rebondir et retrouver une vie normale au plus vite, il fallait que les choses se fassent maintenant, dans l'instant. Rester dans un lit, à repenser toujours aux mêmes choses sans cesse ne ferait que la détruire à petit feu, détruisant chaque partie de son coeur le plus doucement posssible, avec un sadisme non dissimulée. Les images se bousculent dans la tête alors que les sons se déforment. Lorsqu'il ne reste que des scènes floues, l'imagination se charge de tout reconstruire pour vous.

"Tu sais... Je ne te demande pas de te forcer. Ne souris pas si tu n'en ressens pas le besoin. Je comprends que tu ne veuilles pas de moi, tout de suite... Non, en réalité, je ne comprends pas vraiment tout ce que tu endures maintenant. Je n'ai jamais connu telles situations et je ne veux jamais en connaître."

La joie de vivre dans la voix de Jun Roo disparut pour laisser place à un calme totale. Ce n'était pas de la pitié, loin de là, elle refusait catégoriquement de se montrer aussi niaise avec son aînée. Tout ce qu'on pouvait voir sur son visage à ce moment précis, c'était des yeux sombres fixant le sol et un pâle sourire. Celui qui ne la quittait que très rarement, qui l'accompagnait dans à peu près tous les genres de situation. Elle continua, relevant la tête vers Hime, résolue à continuer son petit discours.

"En réalité, la seule chose dont je suis certaine, c'est que, dans ta situation, je détesterais être seule. Même si je refuserais de montrer ma douleur, que j'ignorerais tous mes amis, j'aurais désespérément besoin d'eux. J'aurais tellement envie d'avoir quelqu'un à mes côtés, rien que pour sentir une présence, sentir que je ne suis pas totalement seule dans cette situation." Un petit rire traversa ses lèvres avant qu'elle continue :"Alors peut être que j'ai tort et, que tu as envie de m'arracher la tête là maintenant et d'en faire de la bouillie, mais je te garantie que tu ne te débarrasseras pas de moi aussi facilement. Je ne veux pas te laisser seule. Même si je ne suis pas la personne la plus proche de toi à Astahi, je tiens à être celle qui te permette de les voir. Tes amis, ta famille. De rebondir à nouveau."

Elle ne pouvait pas dire mieux car c'était tout ce qu'elle ressentait à ce moment précis. Il était inutile de sourire tout au long de leur rencontre, puisque il n'aurait servi qu'à déprimer un peu plus son interlocutrice. Tout ce qu'elle pouvait faire à cet instant, c'est être franche et de mettre à plat, sans expression superficielle, la situation. Elle se doutait que la japonaise n'aquieserait pas en la congratulant mais au moins, qu'elle comprenne ce qu'elle lui avait dit. Qu'elle ne la prenne pas pour une gamine immature, une mademoiselle je-sais-tout qui a besoin d'étaler sa moindre petite connaissance.
Shou, couché à l'autre bout du lit, observait avec son calme sempiternel la scène. Ses grands yeux clairs semblaient sonder les deux demoiselles, s'attardant sur la japonaise avec une curiosité feinte. Elle représentait une grande interrogation pour le dragon. Ses traits, son expression... Où était celle que l'on prénommait la Justice ?

Spoiler:

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